Justice transitionnelle
ou
Déni de Vérité et de Justice

omar

Le concept de justice transitionnelle a été principalement appliqué dans les cas de violations graves des droits humains commises par des régimes despotiques et dictatoriaux comme ceux de la Grèce, l’Argentine, le chili, l’Afrique de sud, l’Indonésie et j’en passe.

Il faut observer que dans la plus part de ces pays, les régimes dictatoriaux ont été protégés voir installés par les États Unis et ils étaient soutenus par les institutions financières mondiales. Il n’échapperait à personne que c’était l’époque du triomphe de L’École de Chicago menée par Milton Friedman et les Chicago Boys dans les années 70 du siècle dernier. La résistance à cette politique ultralibérale a été sauvagement réprimée et a provoqué des centaines de milliers de morts aussi bien en Amérique latine qu’en Indonésie.

Cependant, face à l’impasse devant lequel se sont trouvés ces régimes en questions et les progrès réalisés dans le domaine des droits humains, il a fallu penser une certaine transition. Dans l’esprit de ses architectes, cette transition doit répondre à plusieurs objectifs :

– transition en douceur, c’est à dire dans la continuité,

– transition qui soit acceptable par les régimes en place en évitant aux responsables de répondre de leurs actes,
– transition dont le processus peut donner l’impression aux victimes qu’il contient des gages d’acceptabilités et parmi ces gages « la justice transitionnelle ».

Dans ces conditions le concept de Justice Transitionnelle ne peut donc répondre à la nécessité d’une justice équitable comme un impératif catégorique. En effet, elle doit être un impératif catégorique car c’est la seule voie qui puisse à la fois cicatriser les plaies et d’immuniser la société contre la répétition. Le concept de Justice Transitionnelle est avant tout un concept d’opportunité politique où les victimes et leurs familles sont les laissés pour compte.

Le cas du Maroc :

Nous devons d’abord rappeler le contexte politique lié à l’accession du nouveau Roi au pouvoir. Mais sans que la question des droits de l’Homme en tant qu’enclave de l’absolutisme monarchique ne soit pas encore éliminée au sens de l’élucidation, de la réparation judiciaire et de la sanction pénale des crimes et des violations des droits perpétrés par l’État Marocain depuis plus de 40 ans. Il convient de rappeler que depuis plusieurs années les associations des droits de l’Homme au Maroc et les familles des disparus mènent une lutte courageuse à la fois pour dénoncer et mettre fin à toutes les violations des droits élémentaires et pour réclamer l’établissement de la justice afin de désigner les responsables criminels des années noires de la répression. C’est dans ce cadre que le pouvoir voulait affirmer sa nouvelle approche de la question du passif en matière des droits humains en introduisant les questions de l’indemnisation du préjudice subi et de l’arrestation arbitraire.

Finalement, le concept de justice transitionnelle va être ériger comme seul opérateur possible pouvant conduire au règlement du passif. Cette tache va être confiée au CCDH, qui va d’atteler à vendre et à orchestrer une opération du tromperie et de supercherie.

En effet, le Conseil Consultatif des Droits de l’Homme va, en novembre 2003, présenter une requête, qui par la suite va être acceptée par le Roi pour la création de l’IER. On pouvait déjà savoir à quoi on devait s’attendre. La constitution de cette instance constitue dans son esprit une opération de chantage et de guerre psychologique exercée sur les familles des disparus et des victimes dans leur ensemble.  En effet, elle leur demande de renoncer à la lutte pour la vérité et contre l’impunité en échange d’un espoir qu’un jour peut-être, la dite instance pourrait faire la lumière sur le sort des disparus, réparer les préjudices et dévoiler une partie de la vérité.

Par cette instance, l’ensemble du dossier des violations graves des droits humains au Maroc est réduit à une simple question d’indemnisation des victimes. En effet, la preuve est contenue dans le rapport final de l’IER publié le 30 novembre 2005.

A la lumière de ses résultats publiés, il est incontestable que le dossier des violations graves des droits humains n’a pas trouvé le chemin d’un règlement équitable. Les vérités ne sont que partielles et parcellaires et l’impunité demeure la règle du jeu. Les revendications des victimes, des familles des disparus et du mouvement de droits humains au Maroc sont loin d’être satisfaites.

Nous pouvons considérer que l’IER a agi en quatre directions dont la cohérence de l’ensemble définit en fait ce qui était sa véritable mission :

-1- la constitution d’une base de données non exhaustive qui comporte plus 20000 cas.
La réalité est certainement au-delà de ce chiffre. Avec une ampleur telle que celle-ci, un débat aurait pu s’engager sur la systématisation de la répression politique, chercher les profondeurs des causes pour ensuite déterminer les responsabilités tant institutionnelles qu’individuelles. Au lieu de cela, l’IER s’est contentée d’un travail technique de classification et de catégorisation lié soit à la date, soit au lieu et/soit à l’issue finale comme conséquence. Ce travail aurait pu avoir un sens s’il s’était attaché à la cause non pas à la conséquence. Il aurait pu produire du sens qui va servir par la suite à la mise en lien et qui aurait pu dessiner la finalité ultime du système répressif. Mais en fait, cette méthode de classification avait pour but la segmentation et la dislocation des données pour que le sens devienne difficilement saisissable. Cette vision est corroborée par la charte d’honneur imposée lors des auditions publiques.

-2- Les auditions publiques : Elles étaient présentées comme une action phare qui visait un double objectif : réhabilitation et action pédagogique. Cependant les conditions de réalisation, les contraintes émises par l’obligation à souscrire de la part des témoins à une charte dite d’honneur, la durée consentie à chaque témoin, les mises en scène douteuses et la procédure suivie dans la sélection des témoins sont autant d’obstacles dressés devant la réalisation de ces deux objectifs.En effet, l’IER s’est trouvée devant un paradoxe, comment faire témoigner des personnes de l’horreur qu’elles ont vécue sans qu’elles remettent en cause le système et/ou les personnes responsables de ces exactions.

-3- la question des disparus : Avec l’engouement et l’enthousiasme par lesquels certains ont accepté de faire partie de l’IER, on pouvait penser que le pouvoir a donné des garanties au moins sur la question des disparitions forcées.

On pouvait penser que c’était une carte non négligeable dans les mains du pouvoir qu’il pouvait concéder comme gage de bonne volonté et ainsi donner crédit à l’ensemble du processus et aider à rendre le travail de l’IER incontestable et tangible d’une certaine manière.

Faut-il rappeler que le Maroc n’a connu ni guerre civile, ni guerre de factions dont peuvent résulter des disparitions et dont l’élucidation demanderait lieu à tout un travail d’enquête et d’investigation. Non, les disparitions ont été perpétrées par les services d’un régime fort et bien structuré. De ce fait, personne ne peut croire que l’État ignore le nombre des disparus, l’identité de ceux qui ont trouvé la mort et les circonstances de leur mort ainsi que leurs lieux d’enterrement.

Personne ne peut croire que l’État ignore l’identité et le nombre de disparus qui sont encore en vie, le lieu de leurs séquestrations et les circonstances de leurs disparitions. Le pouvoir pouvait donc faire la lumière sur le sort de tous les disparus et sans recours à de prétendues investigations et/ou enquêtes. Faut-il rappeler aussi que l’État et par le biais du CCDH, ancienne version, a délivré de faux certificats de décès à certaines familles, qu’il a aussi pratiqué le mensonge en affirmant de fausses informations concernant d’autres cas.

L’IER a choisi une approche d’investigation qui ne serait ni recevable, ni acceptable dans aucun système démocratique digne de ce nom. Elle a institué une certaine circularité qui commence par les autorités et qui finit par elles sans donner de possibilité aux familles d’exercer leurs droits qui relèvent du principe du contradictoire. La vérité est supposée jaillir de ce procédé où le criminel est maître du jeu.

Le plus étonnant encore est l’attitude de l’IER vis à vis des familles des victimes et des organisations des droits humains marocaines .Elle a tout fait pour les tenir à l’écart.

Résultat, la question des disparitions forcées reste entièrement posée sous plusieurs aspects :

-a- les résultats obtenus sont partiels et partiaux. Ils concernent essentiellement l’annonce de l’identification de certaines tombes sur la base des ‘’données et des registres fournis par les services de l’état’’. Or cette base de preuve aurait dû être corroborée par des analyses ADN dont la fiabilité est incontestable. D’autre part, la recherche de la vérité exige une exhumation pour un examen médico-légal pour déterminer les causes de la mort et dans la mesure du possible la détermination de la date approximative du décès afin de rechercher les responsabilités individuelles. Rien de tout cela n’a été entrepris et on demande aux familles des victimes de croire les autorités sur parole sachant que ces dernières n’avaient pas hésité par le passé à fournir de faux certificats de décès. On demande aux familles de faire l’impasse sur l’exigence de vérité quant aux causes du massacre et faire fi de l’exigence de justice et la désignation des responsables directs de la mort.

-b- selon l’IER, seul le sort de six cas de disparitions avérées n’a pas été élucidé. Rappelons que selon l’IER, l’élucidation du sort d’un disparu se résume à la déclaration de son décès par la même IER et sans que l’ombre d’un début de preuve ait été fourni à la famille. Sans les preuves et la resituions des corps des disparus à leur familles, les disparus demeurent disparus et les familles ne peuvent se contenter de simples affirmations ou déclarations.

-c- la question des charniers est la plus étonnante. D’abord, les chiffres avancés des victimes de la répression des soulèvements populaires sont très en deçà de celles avancées par exemple par Amnesty International lors du soulèvement de juin 1981 et aussi par celles relatées par les témoins qui ont vécu ces événements de près. Or, les charniers sont codifiés dans le droit international comme des crimes contre l’humanité et l’IER n’a pas hésité même après la fin de sa mission à couvrir l’exhumation des corps dans le charnier situé à la caserne de la protection civile de Casablanca.
Contrairement à la position du procureur, cette exhumation s’est déroulée en toute illégalité au regard des normes de droits reconnus internationalement. Cette opération a été effectuée en pleine nuit et elle a été entourée par un secret total, et comme plus rien n’étonne, c’étaient les mêmes conditions dans lesquelles le crime a été commis.
Dans cette affaire, le pouvoir a agi comme si les corps lui appartenaient, ce qui est humainement inacceptable pour les familles des victimes au-delà de l’illégalité dans laquelle l’exhumation s’est effectuée. Une telle opération ne peut se faire que dans le cadre d’une information judiciaire et que si cette une instruction viserait à déterminer les responsabilités et responsables du crime. Tout cela a été balayé par un revers de main, la seule raison que nous pouvons entrevoir et qui puisse ‘’justifier’’ l’ajout du crime au crime ne serait rien d’autre que la volonté de la destruction de la preuve qui dans ce cas précis, et dans n’importe quel pays de droit serait passible des assises.
D’ailleurs, à ce jour personne ne sait ce qui est advenu des prélèvements ADN dont aucun résultat n’a été annoncé.

-d- La réhabilitation du pouvoir : Depuis sa création l’IER a fourni un travail médiatique considérable, elle a investi les écrans de télévision, les ondes de la radio, les colonnes de la presse écrite et salons des colloques et conférences et ce à travers le monde. L’objectif était de mener une opération de marketing politique visant à vendre une image et seulement une image d’un Maroc sur la voie du changement et de la démocratisation. L’IER en était la preuve tangible. Cette opération a rencontré un écho favorable dans une conjoncture où les droits humains connaissent un recul sensible sous prétexte de la lutte contre le terrorisme et la réorganisation des zones d’influences dans une bataille entre les pôles dominants.

-4- le rapport final : il n’est nul besoin de démontrer que le pouvoir n’avait aucune volonté de dire la vérité à commencer par la révélation des sorts des disparus compte tenu des maigres résultats que nous avons qualifié de partiels et partiaux. Le rapport final contient des recommandations à mettre en œuvre pour mettre fin aux violations graves des droits humains au Maroc. Seulement, on peut déduire de la nature de ces recommandations que l’IER s’est appuyée sur une segmentation analytique des structures de l’état pour repérer un certain nombre de dysfonctionnements et elle a proposé d’y remédier. Cette méthodologie ne conduira au meilleur des cas qu’au toilettage au niveau réglementaire et n’aura qu’un effet très limité sur le bannissement de telles pratiques.

-5- les centres de détentions clandestins :
Des centaines et des centaines de victimes ont été retenues dans de nombreux centres de détentions clandestins. D’ailleurs certains d’entre eux, l’existence est parfaitement connus tel que Tazmamart, Kalaat Magoua, Agounit, PF3  etc. Cependant, on peut légitimement supposer que d’autres ont existé et/ou existe encore. L’opacité dans le travail de l’IER et l’absence de volonté polique à laisser éclater la vérité, jettent le doute sur toute l’opération.
L’ensemble des centres de détentions clandestins constitue la pièce angulaire dans la sauvegarde de la mémoire. Or, non seulement on constate que rien n’a été fait pour sauvegarder cette mémoire, mais nous percevons une volonté chez les autorités pour effacer cette mémoire afin de jeter cette tragédie dans l’océan de l’oubli. Là encore, on peut dire que toute l’opération n’avait d’objectif que de se débarrasser d’un dossier devenu gênant.

A la lumière de ces éléments non exhaustifs, le dossier des violations graves des droits humains reste entièrement posé. Un règlement juste et équitable doit d’abord d’atteler à satisfaire les revendications urgentes des victimes et des familles qui passent par :

– la libération des disparus encore vivants
-La restitution des dépouilles à leurs familles. L’expérience réussie du Chili et de l’Argentine dans le domaine de l’identification et du travail de la médecine légale peut constituer une aide importante. Les familles exigent les restitutions de tous les corps et ce jusqu’au dernier, nous ne peuvent tolérer aucune entrave au travail d’identification et à celui de la médecine légale. Il faut concevoir le travail de la médecine légale comme un travail participant à la manifestation de la vérité, car il va démontrer toutes les atrocités commises et élucider les conditions de décès.
– La question de l’indemnisation est étroitement liée à la notion de la justice qui elle-même est liée à la notion de la vérité et l’ordre ne peut être inversé. Par contre et compte tenu des drames vécus, il faut mettre au centre des revendications urgentes la notion de l’intégration sociale et économique dans la société des victimes, des orphelins et des veufs/ves. IL est impératif que toutes les victimes directes ou indirectes puissent bénéficier d’un processus les conduisant à une intégration totale dans la société et sur tous les plans (santé, travail, logement….).Il s’agit de la question de la dignité des victimes.

La commission de la vérité.

Si dans son principe, cette commission obtient un large consensus, sa conception, les conditions de sa mise en place, de son fonctionnement et la délimitation de son pouvoir sont non seulement des enjeux majeurs mais ils conditionnent sa réussite quant aux atteintes des objectifs tracés.
Selon la réponse qui sera donnée à toutes ces questions, le travail de cette commission va aboutir soit à la recherche de la vérité, soit à la liquidation de la question. Le débat doit aboutir non seulement à énoncer les principes, mais aussi à définir les aspects techniques.
Nous allons ici contribuer à énoncer quelques idées:
– Affirmer le principe qui consacre l’idée selon laquelle l’accusé ne peut être ni instructeur ni juge. Ce principe élimine le makhzen de toute représentation dans cette commission.
Cette commission devra être largement ouverte aux représentants des familles et des victimes, aux juristes indépendants, aux représentants du mouvement de droits de l’homme, aux personnalités connues pour leur impartialité.
– La commission doit être installée par une loi, qui lui garantit l’indépendance totale de tout pouvoir en lui accordant les moyens légaux, juridiques et matériels pour pouvoir exécuter et réaliser sa mission en toute indépendance et sans aucune entrave.
– Elle doit jouir du temps nécessaire susceptible de lui permettre de conclure son travail dans les meilleures conditions. Son rapport doit être rendu public.
– La commission doit pouvoir inviter, convoquer et protéger tout citoyen qu’elle jugera utile d’interroger. Sans restriction. Elle pourra transmettre certains dossiers à la justice que celle-ci doit instruire dans les meilleurs délais. En toute transparence et en toute indépendance. Selon le droit. Et uniquement le droit.
– Affirmer dans la loi constitutive de cette commission, l’accès libre et sans entrave à toutes les archives qu’elle souhaite consulter.
Comme nous l’avons vu plus haut, il n’y a aucun pays qui a pu résoudre la question de l’impunité sans qu’une rupture dans la pratique politique du système responsable des crimes ne se soit produite. C’est donc par essence une lutte qui ne peut que rejoindre la lutte pour la démocratie et l’établissement de l’état de droit. Cette lutte ne peut être conçue que comme une lutte acharnée qui ne peut produire des résultats tangibles qu’à long terme. Elle doit avoir comme objectif intermédiaire d’introduire cette question et avec force non seulement dans le débat politique au pays mais aussi parmi les premières préoccupations de l’opinion nationale. Elle aura aussi comme objectif de faire des ONG, des instances internationales intéressées par la question et les opinions publiques occidentales une caisse de résonance de cette revendication légitime. La sensibilité que suscite cette question demeure un atout. Il faut donc faire de l’abolition de l’impunité et de l’établissement de la vérité et de la justice l’objectif permanent qui ne serait ni monnayable ni négociable et préparer les conditions de rapports de forces qui nous permettront de l’atteindre et ce n’est que dans ces conditions que nous pouvons imposer au makhzen notre conception de la commission vérité.

Casablanca le 24 novembre 2014
A. EL OUASSOULI  Frère du disparu Omar EL OUASSOULI 

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